luc tartar
Lucie ou le fin mot de l’histoire (1998)
mise à jour:
Editions Lansman (in Nouvelles Ecritures 2, 1998)
Commande de l’Hippodrome de Douai, 1998

C'est jour de mariage. Lucie épouse Carl. Fébrile, elle attend son fiancé mais il est midi vingt et Carl ne viendra plus… Que s'est-il donc passé ? Dans une profusion de petits détails et d'anecdotes, Lucie revoit le passé. Pêle-mêle, elle se remémore la rencontre avec Carl, les préparatifs du mariage. Dix fois, vingt fois, mille fois, Lucie se heurte à cet événement, comme un disque rayé qui à chaque passage lui percerait le cœur…

 

Note de lecure & dramaturgie:

(Lettre de Diane Pavlovic à Luc Tartar, 28 janvier 2001.)
C’est magnifique, Luc, ce texte. […] Je t’y retrouve partout, dans le ton, dans le rythme (phrases en apnée), dans les préoccupations obsessionnelles du personnage pour la montagne de détails qui constituent sa vie, dans les trois étages de gâteau, dans la housse dont la mariée recouvre sa robe pour ne pas la salir, dans les trous de mémoire du père, dans l’hérédité ("du sang c’est pas de l’eau"), dans des mots comme "livide" (présent dans tous tes textes récents), dans des expressions comme "quand tu vois la tête de la liste tu devines qu’il y aura des ratés" (je t’entends parler quand je lis ça), dans tous les états du corps et dans sa liquéfaction (ça aussi c’est de plus en plus récurrent chez toi), dans ces lettres que Lucie dit envoyer partout au monde comme le faisait déjà Tata Yvette (c’est touchant, ces retours, comme celui des boules à neige dans la Femme de paille), bref c’est toi de bout en bout, et en même temps, ce texte au «je» résonne d’un accent nouveau, rempli de passion et de décharges électriques, et tu ne donnais pas, jusqu’ici, me semble-t-il, dans ce lyrisme échevelé et violent. [...]
C’est peut-être qu’il n’y a pas, chez Lucie, de distance ironique malgré l’humour: le personnage est entier, secoué en tous sens. […] Et son chaos est d’autant plus vrai, d’autant plus habilement construit, qu’il n’est pas provoqué que par la tragédie qui lui sert de point de départ. L’accident mortel, dans ton texte, c’est la rencontre même de Lucie et de Carl, et ton image de l’incendie, en cela, est vraiment très belle, qui lie le coup de foudre initial et le choc final dans le même brasier fulgurant.
[…] L’incendie n’est pas la seule métaphore porteuse de ce monologue. Il y a aussi, entre autres, le sang et l’eau, rapprochement qui part d’une réflexion sur le déterminisme (presque la fatalité, déjà) et qui aboutit au torrent rouge de l’accident final (ou initial!). Et l’impact de cette rivière de sang est encore amplifié, d’ailleurs, par le caractère originel, archétypal, que tu finis par donner à ta Lucie. Te dire l’émotion de ce passage sur la douleur transmise de mère en fille depuis que le monde est monde, depuis l’australopithèque trottant dans la savane il y a trois millions d’années jusqu’à cette "cohorte de vieilles folles qui se jettent sur le sol et qui creusent la terre à la recherche d’un sourire édenté d’un paquet de cigarettes ou d’une médaille militaire"... Ah, Luc, ces "os de première femme", ce "râle animal" devant les hommes morts depuis des millénaires, ce "fin mot de l’histoire" ! Il y a là le frisson de l’existence tout entière : pulsion, éternité. Ta finale ("Cette flamme qui vacille. Encore. Encore…") est d’une grande, grande beauté.
Diane Pavlovic, directrice du programme d’Ecriture dramatique de l’Ecole nationale de théâtre du Canada à Montréal.

 

Un extrait :

Lucie : Tout commence au Mac' Do. Jusque là tout va bien. Tu es beau Carl tellement beau. Bon à partir de là ça se gâte. Je veux dire pour le palmier du bac à fleurs mon serre-tête et ma glace à la vanille et aussi pour les patrons du restaurant qui peut-être n'ont pas survécu à l'incendie. On est seuls avec nos plateaux Carl. Moi derrière le bac à fleurs sous la lampe qui me fait comme un rayon de soleil dans les cheveux et toi en face de moi tellement gosse que déjà je me sens mise en dégâts. Tu ne bouges pas tu restes droit tu te perds un peu dans ton Cola et moi je dégouline. Je dégouline et je frétille. C'est à croire que tu me sors de l'eau. Ca coule le long de moi des filets d'eau salée et des torrents de larmes qui font craquer mes digues une émotion désordonnée qui creuse mes rides et me fait vieille tout à coup comme si dans cet instant il y avait toute notre histoire Carl nos étreintes nos enfants et la mort par la même occasion. Entre nous ça jubile ça frissonne et se tend. Sous nos vieilles peaux nos âmes se sont reconnues. Bientôt elles vont se jeter l'une contre l'autre à nous péter les carcasses. Bientôt nous serons morts broyés à jamais volatilisés clouant sur place nos enveloppes inutiles comme les papillons leurs chrysalides. Déjà mon corps essore ses eaux. Je me tords en tous sens et toi aussi tu te déshydrates nous sortons des abysses et tout ça coule de source. Il faut quitter notre élément Carl marcher l'un vers l'autre et nous embrasser. Ou alors on me récupère à la cuiller comme le jour de notre mariage à midi vingt mais c'est une autre histoire ou c'est la même un peu plus loin. Donc revenons à nos moutons Carl à ton sourire qui me branche sur 3000 volts et à ma glace qui n'en peut plus. Ma tête se fait lourde et je penche en avant. Je crois bien que je vais tomber avec mon plateau la tête la première dans le bac à fleurs. En plein vol comme pour me rattraper tu entrouvres la bouche et c'est au moment où j'aperçois à la commissure de tes lèvres une perle de salive que je suis prise de tremblements et que mon bonheur inonde le monde. Je me lâche je me vide et je fais à mes pieds une flaque comme jamais je ne pensais être capable d'en fabriquer. Je pisse. Voilà.
A partir de là ça se gâte vraiment. Je deviens rouge écrevisse. Ca bout dans mon corps des orteils aux cheveux je me fabrique là dedans un mélange détonant de honte et de décharge électrique une tension incontrôlable dont je ne sais comment elle va s'exprimer ni par quel trou ça va encore sortir. Je tente le cri mais ça ne vient pas. Pourtant ça cogne à l'intérieur pour trouver sa sortie je serre les dents et maîtrise le reste cet autre sphincter qui lui aussi pourrait me lâcher le salaud. Quelque chose va péter ou alors mes plombs. Ce serre-tête me torture et moi dans un étau comme au bord de l'aveu soudain pfft voilà que ça pète je veux dire le feu prend dans mon bandeau. Ouf de soulagement car finalement le cul a tenu. Passez-moi l'expression mais dans ces moments là on n'est pas dictionnaire. Je crame par le haut et déjà je ne sais plus ce qui me passe par la tête : ainsi je lâche mon plateau je plonge dans le bac à fleurs j'arrache le palmier et m'en couvre la tête. Et voilà le tableau. J'ai de la terre plein les yeux une forêt vierge et des fumerolles dans les cheveux alentour ça sent l'urine et le cochon grillé. Quelle allure. On dirait le rescapé d'un jeu télévisé qui s'est vu donner dix secondes pour illustrer l'expression "se couvrir de ridicule" et qui ce faisant a crevé l'écran. Tout bonnement on vient de vivre un coup de foudre Carl et moi. A première vue pas mal de dégâts. Tous les deux sains et saufs. Autour c'est misère. Déjà les premières ambulances. Dis-moi Carl c'est nous ça ou c'est une bombe ? On ne saura jamais vraiment ce qui s'est passé. Ni quoi ni qu'est-ce. On aura beau plus tard essayer de comprendre d'embrasser la scène d'un vaste coup d'œil pour dire ça s'est passé comme ça on ne retrouvera rien. Pas même la souvenance d'un départ précipité et d'une cavale sous les cris. Parfois je vois une ville en flammes. Un enchevêtrement de poutrelles métalliques et de plafonds déglingués et au beau milieu de tout ça toi et moi avec nos airs d'ahuris et de nouveaux-nés. Livide je te regarde. Alors tu m'embrasses. Enfin. Et alors ça oui ça nous fait décoller. Un rayon de soleil une glace un palmier trois fois rien et nous voilà le feu au cul partis pour le septième ciel mais c'est une hypothèse parmi d'autres. Avec du recul je me dis qu'on a soigné notre mise à feu.

La mise en scène de David Conti
La mise en scène d’Anne Petit
 Traduction polonaise, Agnieszka Kumor, édition dans la revue « Dialog » 7/8 2007 : Lucie albo skonczona opowiesc.
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