luc tartar
La Dame blanche (2002)
mise à jour:
La Dame blanche (Embouteillages)Editions Théâtrales (in Embouteillage, 2002)
La Dame blanche est une commande du Théâtre du Festin

La dame blanche fait du stop au bord des routes et monte dans les voitures…

Un extrait :

La dame blanche : Êtes vous envoyés par un institut de sondage ? Si tel est le cas je vous préviens : je suis inclassable. D'abord je ne suis pas d'ici. J'ai quitté mon village natal pour retrouver la trace d'un marin breton dépressif échoué sur les bords de la mer d'Aral. Vous voyez. C'est inexploitable. Ce genre d'expérience de vie ne rentre pas dans l'inconscient collectif. Très peu de gens quittent leur village natal pour retrouver la trace d'un marin breton dépressif échoué sur les bords de la mer d'Aral. Le commun des mortels n'a même jamais entendu parler de la mer d'Aral. Un grand lac salé d'Asie situé aux confins du Kazakhstan et de l'Ouzbékistan et dont la superficie se réduit inexorablement d'année en année. La faute à l'irrigation intensive et à la folie des hommes. Je vis là. Depuis mon plus jeune âge. Avec mes parents mes frères et sœurs. Dans un village de pêcheurs qui se cramponne à la mer qui chaque jour se retire un peu plus loin sous les yeux effarés de villageois qui n'ont plus rien à manger. Comment ne pas sombrer dans la déprime lorsque les hommes naviguent sur une mer dont les jours sont comptés et dont la baisse du niveau des eaux est confirmée chaque année par les sondages gouvernementaux... De là mon aversion pour les sondages... Nous craignons tous que notre mer finisse un jour en flaque d'eau... Hommes femmes enfants... Chaque matin nous nous retrouvons sur la grève et mesurons le retrait accompli. Des voix s'élèvent : hier à cet endroit elle nous arrivait aux mollets aujourd'hui à peine aux chevilles. On voudrait pleurer mais nos larmes elles aussi sont taries. Quelques-uns murmurent qu'il n'y aura bientôt plus assez d'eau pour commettre l'irréparable : comment se noyer dans un marigot ? Les plus fragiles ne disent rien. Ils tournent le dos et s'en vont tristement réparer leurs filets de pêche. On les retrouve parfois pendus aux mâts de leurs bateaux. Un jour un beau marin breton surgit de nulle part. Sans rien dire il traverse le village nous rejoint sur la plage pose son sac à ses pieds et regarde autour de lui comme s'il n'en croyait pas ses yeux. Lentement il monte à bord d'un chalutier abandonné sur l'estran par un équipage désœuvré se penche par-dessus le bastingage et pleure toutes les larmes de son corps. L'attention était louable mais l'entreprise désespérée. Comme un papier buvard chauffé à blanc par un soleil d'été le sable boit ses pleurs saccadés dans lesquels on reconnaît au passage des soirées de solitude des cris de baleines blanches et quelques visages de femmes. Nous sommes tous subjugués par ce marin sans pudeur qui mouille sa chemise devant notre détresse et sanglote à gros bouillons. L'homme est secoué de convulsions. Il vomit des litres d'eau. On dirait qu'un fleuve naît là sous nos yeux qui prend sa source dans le corps du malheureux. Toute la nuit nous nous relayons à ses côtés. Les femmes du village sortent leurs mouchoirs essuient délicatement le visage de l'inconnu et soutiennent son front. Peine perdue. L'eau tourbillonne à nos pieds puis disparaît sous la terre. Au secours. Nous sommes aspirés par un système souterrain de failles et de gouffres sans fond. Il nous faut au plus vite colmater les brèches et sauver ce qui peut encore l'être en conduisant l'inconnu à l'hôpital de la ville la plus proche. L'homme est déshydraté. Le corps défait par un chagrin qui a déferlé toute la nuit en vagues successives. Dans sa chambre d'hôpital il ouvre les yeux tandis que je lui tiens la main. Il regarde ma blouse d'infirmière et dit « La dame blanche ».

+  La mise en scène d’Anne-Laure Liégeois
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Ne dormez pas chez vous cette nuit, projet de série théâtrale sur la rafle du Vel d’Hiv, obtient une bourse d’écriture du Centre National du Livre !

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