luc tartar
Papa Alzheimer (2003)
Papa Alzheimer, Information sur le schnaps
mise à jour:
Papa Alzheimer | Information sur le schnaps
 
Papa Alzheimer | Information sur le schnapsEditions Lansman, 2003
Papa Alzheimer a été écrit en résidence d’écriture à Orford (Québec) à l’invite du Centre des Auteurs Dramatiques de Montréal, mai-juin 2000.
Information sur le schnaps a été écrit à Mons et Binche (Belgique), lors d’une rencontre d’auteurs organisée par le Centre des Ecritures Dramatiques Wallonie-Bruxelles.


Papa Alzheimer

Papa est atteint de la maladie d'Alzheimer. Papa perd la mémoire des êtres et des choses et dans la foulée toute son autonomie : on l'envoie en maison de retraite. Désemparé par cette dégradation irréversible dont il est le témoin privilégié, son fils tente de faire face à la situation et de lui porter assistance, devenant ainsi le père de son père, jusqu'à prendre sa place dans le lit d'hôpital…
 

La presse :

« Luc Tartar écrit la maladie de manière très juste, avec des mots simples et forts, intimement choisis. Pièce touchante, troublante au fond, si humaine et si vraie. »
Nord Eclair, Cécile Rognon.
 

Note de lecture & dramaturgie :

(Lettre de Diane Pavlovic à Luc Tartar, 28 janvier 2001.
« Papa Alzheimer contient le même humour à tendance absurde que tes autres textes, mais sans qu’il n’y ait jamais d’équivoque quant à la trame narrative, quant à l'"intrigue" proprement dite; et ce, malgré la bizarrerie toute fantasmatique de certaines situations. La langue est elliptique, mais le sujet, lui, est cerné de très près. […]
Ici, dans Papa Alzheimer, se trouvent à la fois la langue sautillante, le récit particulier et la confession. Mais cette dernière est claire, méthodique, explicite, presque chronologique ; et elle se garde soigneusement, par là, de verser dans le psychologisme de l’histoire de cas.
 
Par le parallèle que tu établis entre ce père et ce fils malades, tu parles encore une fois, bien sûr, de filiation, de transmission de la douceur comme de la douleur et de la fragilité des choses, puisque ce qui les structure est mortel.  Mais au-delà, tu explores la trace que laisse en nous tout ce que l’on côtoie : l’effet des autres sur notre vie, l’effet de l’Histoire sur notre corps, les endroits où l’on est touché organiquement par notre entourage, la façon dont le monde nous atteint irréversiblement.  L’éventualité dans laquelle il se trouve de mourir bientôt donne à la quête du Fils une urgence qui lui permet de sauter les étapes et d’aller tout de suite au cœur, mais les questions qu’il se pose sont de même nature que celles de tes personnages précédents : comprendre de quoi est faite l’existence, comprendre pourquoi on y tient.  «Qu’est-ce qu’il a votre papa?  – Il est vivant.»  Cas lourd!  Car il s’agit en effet, d’abord dans le cas de ce père qui s’est absenté de lui-même, mais aussi pour ce fils qui se demande combien de temps il va le demeurer, de savoir ce que «vivant» veut dire.

J’aime beaucoup le mouvement de ta pièce, à cet égard, de l’extérieur vers l’intérieur, d’une espèce de chronique de l’humanité faussement farfelue à cette façon de traquer un à un, patiemment, tous les organes du corps.  Ça commence par une liste de morts célèbres (ces «illustres nécros à stocker» de ta crieuse de journaux) où se lit une équivalence absolue, du point de vue de ce qu’il en reste physiquement, entre Marguerite Duras, Barbara, Staline et Jésus.  Ça se poursuit avec la vieille qui agite les spectres de Clovis et de Childebert, autre manière d’établir mine de rien le même genre de raccourci dans le tissu de l’Histoire et de souligner en douce l’éternité du rapport père-fils («Mon Dieu!  C’est César!»).  Et le Fils, pendant ce temps, armé de son feutre effaçable à sec, darde de mots le corps de son père, en imagine le parcours et en écoute l’écho, un peu à la façon d’un spéléologue à l’entrée d’une grotte.  Ça me fascine décidément toujours autant, ces syllabes qui résonnent dans la cage thoracique et qui grimpent le long de l’œsophage, comme si elles suivaient pour les sonder les méandres d’un trajet compliqué sur une terre inconnue…

Le corps est en effet, dans ton texte, un pays à découvrir, un territoire menaçant (menacé) dont il faut apprendre à connaître la faune, les reliefs et la végétation, puisqu’il va s’agir de faire avec.  Et ce pays imprévisible, c’est le Fils qui l’habite et qui est en quelque sorte, en retour, habité par lui : il fait le relevé systématique de ses places fortes et de ses points faibles comme à la veille d’un combat, parce que cet univers tour à tour allié et hostile se trouve à l’intérieur de sa propre enveloppe de chair, et que c’est donc en lui-même que la guerre va se dérouler.  Je trouve très juste le recul progressif du père au profit de cette lutte qu’entame le fils, lequel nous assène sa maladie précisément au détour d’un récit sur le corps apathique de Papa Alzheimer dont même la mort n’advient pas (c’est terrifiant, ce : «Que quelque chose bouge…  Que quelque chose bouge…  Victoire.  […] une cellule a bougé.  Puis deux.  Puis trois…»).  Et la lutte en question a beau se donner des airs désinvoltes, voire désopilants si ça se trouve, elle n’en est pas moins poignante, bien sûr, de bout en bout.  Quand Brutus (je l’ai dit!) peste contre sa grosse Bertha (dans ce passage amorcé par une boutade et qui tout de suite serre la gorge : «Tu n’as pas de tête pas de tronc pas de bras pas de jambes», etc.), c’est magnifique de le voir attaquer au moyen de ces armes-là.  Car cette façon de revendiquer ses propres organes et viscères («Regarde.  Il y a quelqu’un dans mon lit.  C’est moi»), et donc d’affirmer qu’il existe toujours, produit du même souffle un autre effet tout aussi fort : l’interlocutrice qu’il se crée n’ayant rien, elle, d’humain ni de vivant, ni veine ni poumon ni chaleur ni compassion, le Fils est seul, fondamentalement, dans sa déroute.

Sur le plan littéraire, tu as su lier intimement les éléments de cette déroute.  Les résonances sont nombreuses entre l’une ou l’autre zone de ton texte : structure en boucle, réutilisation de certains mots chargés de sens dans des contextes différents, images qui servent de lien entre deux scènes successives…  Ton Brutus qui manie les mots et se demande s’ils parviennent à destination a de la graine d’écrivain, tu le lui diras de ma part!  Le parcours est dessiné avec beaucoup de finesse depuis la scène de l’escalier, où Papa Alzheimer «règne en maître» devant son fils défait (au double sens du terme), jusqu’à la scène finale de la «victoire» exténuée de ce fils.  Et j’aime bien, moi, la présence initiale de la crieuse de journaux.  Pas seulement pour le contraste qu’elle crée avec ce qui suit, mais aussi à cause de son rôle symbolique lui-même.  Une crieuse de journaux, c’est la voix publique, c’est le monde extérieur, et je trouve éloquent le fait de les retrouver à la fois à l’ouverture et à la clôture de ta pièce, lesquelles se répondent de la sorte d’une façon qui dépasse le clin d’œil.  L’allusion au pape toujours vivant, c’est aussi la vie qui continue, le social qui encadre cette histoire privée, et c’est absolument dans la foulée du discours final de Papa Alzheimer quant aux traces qu’il laisse à la surface de la planète et qui vont fatalement finir par s’effacer. 

En soi, du reste, la scène de la crieuse de journaux a un très beau mouvement : de la mort fictive du pape à la vie végétative du père, puis à la vie en quelque sorte en suspens du fils, elle contient toute ta pièce, elle en laisse entrevoir tous les gouffres sous ses airs mutins de canulars qui se succèdent.  Les quelques phrases de la toute fin achèveront pour leur part de tourner la page, de rejeter cet épisode dans une sphère plus vaste où il va se dissoudre instantanément, ce qui répond également au désir de Brutus (ça vient, on s’y habitue) d’effacer cette aventure, «à sec», et de passer à autre chose («Monsieur qu’est-ce que vous faites là?  Non.  Vraiment ça ne me dit rien…»).  Des correspondances intérieures, comme ça, il y en a partout dans ton texte, même dans d’infimes détails (fin de la Rupture 1, à l’hospice : «Va dans ta chambre!», lance la Vieille, apparemment incohérente, à Brutus, qui lui a dit quelque chose de semblable; Brutus se trouve illico allongé dans un cabinet médical pour le début de la Rupture 2), et ce sont ces correspondances qui le font résonner ainsi à chaque phrase.  

Chacune est en effet chargée de sens, chacune fait écho à une autre image, à une autre formulation, à une question obsédante : il y a une densité, dans les répliques de Papa Alzheimer, qui est vraiment remarquable.  L’exergue avait donné le ton à cet égard («maladie d’Alzheimer.  Comment ça s’écrit?»), et cette polysémie se vérifie à chaque page, jusqu’au monologue de la fin et à cette déclaration magnifique, «je n’ai plus rien dans le ventre» : plus de tumeur, mais aussi plus de volonté, plus d’énergie, plus de combativité.  La langue, nette, précise, rythmée, est d’ailleurs à ce point maîtrisée qu’on y entend tout de suite la reprise d’un leitmotiv, l’insistance sur un terme.  En lisant par exemple, p. 39, «Il y a du monde à l’enterrement et les poignées du cercueil sont si belles», une autre phrase, similaire dans sa structure (p. 7 : «La sonde est en place et les jambe sont si maigres»), se superpose immédiatement à celle-là; et les deux concernent le corps du père, et on sent sans avoir besoin d’y songer que les deux émanent d’un état d’esprit semblable de la part du fils.  Ton texte nomme les choses avec justesse, sans concession ni complaisance, avec partout cette sensibilité aiguë aux mots et à leur poids.  Je pense entre autres aux connotations nombreuses du titre de la scène finale («Dernière minute») : il y en a partout, de ces bonheurs de formulation, et ce, sans que la langue ne soit pour autant mise de l’avant.  Elle garde une netteté presque clinique par endroits; cette précision du scalpel qui ouvre la chair et expose avec exactitude ce qui s’agite dessous.

J’ai dit clinique, je ne veux pas dire froide.  Il y a un vertige dans ces échos, dans ces retours de formules («Brutus?  Un prénom qui me dit quelque chose mais que je m’empresse d’oublier», répète Papa Alzheimer au moment de sombrer), dans cet examen minutieux des mots et dans la mise en question, donc, de leur pouvoir de représentation du réel («pourquoi ne pas appeler son père mon fils et son fils monsieur?»).  La déroute de Papa Alzheimer, elle se dit aussi beaucoup par là («Pomme cheval bataille…»), dans des suites de mots vidés de leurs références, et c’est au moment où l’énumération s’affole qu’on comprend, sans qu’il ne l’exprime, que le personnage perd pied («Jardin oreille camion sapin fromage orange tableau bateau…  Au secours…»).  L’ordre du monde dont parle Brutus au début dérape ainsi sans arrêt dans ces vocables qui s’entrechoquent, et j’aime beaucoup, pour cela, les épisodes avec la Vieille.  Ce «Va dans ta chambre!» que je t’ai cité plus haut et qui se réalise presque dans le fantasme, cette spirale de références autour de Clovis, de Childebert, de Brutus et de César, cette conversation ultime avec Papa Alzheimer sur le Fils tour à tour mort et vivant, et qui ramène pêle-mêle toutes sortes d’éléments de leur histoire («Tu l’as tué.  – Mais non.  Il est tombé dans l’escalier»), tout ça a des allures à moitié cocasses, à moitié cauchemardesques, bref un ton mi-figue, mi-raisin, qui déséquilibre et qui inquiète, dérange.

Quoi d’autre?  J’aime la théâtralité de cet univers intime, j’aime le sens du deuxième degré de papa Alzheimer quand il constate que «la médecine n’a pas d’humour» et qu’il cite le Docteur qui «finit par t’annoncer sans ménagement que le président de la République s’appelle Jacques Chirac», j’aime les Ruptures (la comédienne qui tiendra tous les rôles secondaires a intérêt à être sportive!), j’aime le statut un peu distancié des personnages, j’aime la familiarité de Brutus quand il s’adresse à son inévitable, salvatrice et encombrante grosse Bertha («Bon.  Organisons-nous.  Je m’appelle Brutus.  Et toi tu dors de quel côté?»), j’aime la personnalité, qui n’en est pas une, de cette dernière.  Enfin, j’aime beaucoup la question que Brutus pose à son père à la toute fin («Qu’y avait-il dans ton regard?»), et j’aime encore plus le fait que cette question demeure sans réponse...

(.../...) En tout cas, je trouve que tu as terminé ta pièce dans le souffle du début.  Je me souviens de ton projet initial, bien cerné autour de la figure du père, mais où le fils était absent (et c’est beau, le mouvement par lequel il a fait irruption dans cet univers au point d’en devenir le sujet, puisque c’est lui qui y accomplit un trajet initiatique)...

(.../..) Ceci, tiens, pour finir, sur la «Dernière minute», ce monologue de Brutus qui fait le tour du champ de bataille, constate les dégâts et, priant pour que la végétation repousse, ramasse tous les fils (au sens de brins de tissu!) de la trame, les dénoue et les libère.  Sa sortie avant que la pièce ne se termine, c’est du grand art.  Un retrait ému qui est aussi une sorte de suprême politesse : après avoir livré son histoire, sa tâche terminée, il laisse le monde en disposer.  Et s’en va, lui, reconstruire ailleurs...

Diane Pavlovic, directrice de la section "Ecriture" à l'Ecole Nationale de Théâtre de Montréal

Un extrait :

Papa Alzheimer : Je suis chez moi dans l'escalier tandis que ma femme est à l'hôpital. Cet énergumène qui se vautre dans le canapé c'est mon fils. Mais ce soir le marteau me tombe dessus et j'ai beau me concentrer sur cet individu sa tête ne me dit rien. Je descends quelques marches pour mieux l'observer. Le bois craque ce qui attire son attention. Décidément ce visage m'est inconnu. Il faut agir vite. Je lance à cet intrus ce qui me passe par la tête : Monsieur qu'est-ce que vous faites là ?
Brutus : Je suis chez moi dans le canapé tandis que ma mère est à l’hôpital. Cet homme âgé dans le fauteuil c’est mon père. Il est fatigué. Monte se coucher. Je regarde la télé. Après quelques instants le bois craque et attire mon attention. Dans l’escalier. Mon père à moitié nu. Me regarde comme si j’étais un inconnu : Monsieur qu’est-ce que vous faites là ?
Papa Alzheimer : Le coup a porté. Dans les yeux de l'énergumène une frayeur soudaine. Le ton qui s'est emparé de moi produit son petit effet et ce salopiaud va passer un mauvais quart d'heure. Je répète ma question : Monsieur qu'est-ce que vous faites là ?
Brutus : …
Papa Alzheimer : Et l'autre de passer par tous les états… de m'appeler papa… de bredouiller un salmigondis désespérant qui cherche à m'endormir pour mieux me frapper dans le dos. J'ai compris le manège. Ce voleur s'est introduit dans ma maison et cherche à me déposséder. Déjà des pans entiers de mon histoire sont en train de s'écrouler et je sens des choses qui m'échappent. Par exemple : Je ne sais pas ce que je fais là. Dans cet escalier. Me faut-il monter ou descendre ?
Brutus : Mais… Je…
Papa Alzheimer : Attention le blanc bec s'approche de moi.
Brutus : Tu…
Papa Alzheimer : Il est en bas des marches et doit me dire quelque chose.
Brutus : Papa…
Papa Alzheimer : Je vois bien ses lèvres remuer mais je n'entends que les battements de mon cœur.
Brutus : Qu’est-ce que… Tu…
Papa Alzheimer : Toc toc. Toc toc. Toc toc.
Brutus : Tu ne me reconnais pas ? Papa… Je suis ton fils !
Papa Alzheimer : Assurément mon vieux tu lui fais peur. L'individu est livide et progresse à pas lents. Ses gestes sont ralentis. Empesés. Il est ridicule. On dirait qu'il a mille ans.
Brutus : Je suis Brutus. Ton fils.
Papa Alzheimer : Maintenant il est là.
Brutus : Tu ne me reconnais pas.
Papa Alzheimer : Je pourrais le toucher pour voir de quoi il est fait.
Brutus : Tu ne me reconnais pas.
Tétanisé, Brutus se tasse au pied de l’escalier.
Papa Alzheimer : Avec un certain savoir-faire le type me prend par le bras et me fait faire demi-tour dans l'escalier. Je m'exécute. Il n'agit pas sans douceur mais tout cela est exagéré. Je ne suis pas en verre. Nous montons. C'est interminable. Sur le palier je tente un retournement pour voir si je n'ai pas rêvé. Mais non. Il y a bien quelqu'un derrière moi. Et cette personne m'accompagne jusque dans ma chambre. Maintenant je me souviens. C'est un cambrioleur. Que faire ? Je pourrais crier mais je suis pris de court. Avec d'infinies précautions voilà que le bonhomme m'assied sur mon lit et m'enlève mes chaussures. Ca alors. J'ai gagné. Ma victoire est indiscutable. Je règne en maître sur ma maison. Qu'on me rende ma femme et tous mes souvenirs. Où sont passées mes affaires et mes cartes à jouer ? Quel jour sommes-nous ? J'y suis. Il est tard et je suis en train de me coucher. Alors que mon voleur m'aide à me déshabiller quelques bribes me reviennent. Un numéro de téléphone… un prénom qui me dit quelque chose mais que je m'empresse d'oublier... Je suis fatigué. Finalement il me semble que je n'y suis pas. Je m'allonge pour reprendre mes esprits et décider de l'avenir. Rien ne sera plus comme avant. Un voleur est entré dans ma maison.
Brutus : Papa ! Regarde-moi ! Je suis ton fils !
+  La mise en scène de Laurent Hatat
 

Information sur le schnaps

 
Le père est mort et laisse la mère et le fils dans un face à face explosif : elle noie sa douleur dans l’alcool, lui est obsédé par les bruits de la maison, coups répétés dans les meubles, grincements de la porte de la cave ou de celle du bar de la télé…
 

Note de lecture & dramaturgie :

(Lettre de Diane Pavlovic à Luc Tartar, 28 janvier 2001.)
« Voilà un texte virulent qu’on entend tonner du début à la fin, et sa concision décuple sa violence. Très court, il explore moins les nuances de ses deux personnages que l’exaspération de leur état : déroute et hargne mêlées. […]
Je pense que ton intuition était très juste, d’utiliser une forme courte pour ce genre de propos ; de cette façon, tu l’as synthétisé en deux ou trois affrontements qui prennent valeur de modèles. On s’y retrouve immédiatement : mélange de frustration et de désespoir d’un côté, de haine et de souffrance de l’autre.
Absents l’un à l’autre malgré eux, tes deux personnages s’encombrent mutuellement, et leur agressivité est terrifiante parce qu’elle sonne vrai. […] Ton habileté consiste à avoir érigé ces deux murs qui se font face en ouvrant dans chacun des brèches pour le spectateur. Fils qui reçoit chaque nouvelle occurrence de l’alcoolisme de sa mère comme un coup dans le ventre, mère qui fulmine et qui frappe, recluse dans sa fureur. […] Tes deux protagonistes sont soulevés chacun par un courroux qui lui est propre et qui le tend comme un arc, ce qui donne une grande force au texte; d’autant plus que, dans ce courroux, entrent dans les deux cas de l’impuissance, du chagrin, une brûlure qui ne s’apaise pas.
La pirouette finale accroît du reste cette incompréhension érigée en système : chez le père lui-même, nulle trace de compassion. En quelque sorte de mèche avec le fils, son fantôme clôt la pièce par une grimace ironique à l’effet foudroyant : "Raymond tu te fous de moi ?" Oui ! nous est-il rétorqué sans équivoque; et c’est la première fois que le "père", ou ce qui en tient lieu dans la pièce, répond directement à l’appel de sa femme... »
 

Un extrait :

Le fils : Regarder la télé n’est pas la solution. Que faire de la misère du monde ? Heureusement qu’on peut compter sur nos meubles. Quand on vacille devant les horreurs qui s’étalent à l’écran le meuble de la télé lui nous réchauffe avec ce qu’il a dans le ventre. Car le meuble de la télé est aussi un bar. Une petite pression en haut à droite –clic- et voilà que le devant du meuble de la télé s’ouvre vers le bas découvrant dans ses flancs une véritable caverne d’Ali Baba. Le top. Longtemps on y a fait le plein. Des apéros et des cannettes. Des chips. Des cacahuètes. Et puis un jour bêtement la porte du meuble de la télé s’est mise à grincer. Elle aussi. Le meuble de la télé ce con ne pouvait plus ouvrir sa gueule sans prévenir tout le quartier. Clic. Ouiiiiii. Ouiiiiii. Clic. Ce qui veut dire « Attention quelqu’un ouvre la porte du bar de la télé et la referme. » Et tout de suite cette question : qui ?
La mère : Qui a ouvert la porte du bar de la télé ? Qui a déplacé les chips les bouteilles ? Qui ? Il fallait en finir avec ces questions d’un autre âge. J’ai donc pris sur moi et j’ai disséminé les apéros dans la maison. C’est nettement plus amusant. Qui n’est jamais tombé sur une anisette dans le placard à balais ne connaît pas les joies des parties de cache-cache. Que voulez-vous. Passée l’heure de la sieste on s’ennuie l’après-midi. Que faire jusqu’à six heures ? Temps Tiens. Du porto dans le tambour de la machine à laver. Voilà qui va booster mes réflexions sur la misère du peuple. Temps Qu’est-ce que t’as à me regarder comme ça ? J’ai bien le droit de prendre cinq minutes. Je suis chez moi quand même.
Le fils : Qu’est-ce que c’est que ça ?
La mère : Un torchon.
Le fils : Je vois bien. Mais qu’est-ce qu’il y a dessous ?
La mère : Il n’y a rien sous le torchon.
Le fils : Regarde. C’est un verre.
La mère : Ah oui tiens. Un verre.
Le fils : Il est plein.
La mère : Non.
Le fils : Tu te fous de moi ? C’est du vin blanc.
La mère : Non ?
Le fils : Qu’est-ce que c’est que ça ? Du vin blanc sous le torchon ?
La mère : Ca ? Sous le torchon ? C’est rien. Allez. On jette ça dans l’évier.
Le fils : Maman. Il est huit heures du matin…
La mère : Et alors ? Va te coucher si t’es fatigué.
Le fils : Du vin blanc… à huit heures du matin…
La mère : Quel vin blanc ? Je ne vois rien. Un évier. Un verre. Un torchon. Temps De l’autre côté des étagères des casseroles. Une balance. Une pendule. Huit heures du matin. Tout le monde est là. Nul vin blanc à l’horizon. Le soleil. Et toi. Dans mes pattes. Livide. Qu’est-ce que t’as à me regarder comme ça ? Je ne tiendrai pas la route avec un regard pareil. Tu me fatigues… J’vais me coucher… Temps Le grincement des meubles partout dans la maison. Je me couche et j’entends le grincement des meubles dans la maison. Raymond ? C’est toi ? Un coup pour oui. Deux coups pour non. Raymond. Le petit vide mes bouteilles dans l’évier. Si c’est pas malheureux.
La mise en scène de Christophe Moyer

Information sur le schnaps, traduction roumaine, Eugenia Anca Rotescu.