J’aime beaucoup le mouvement de ta pièce, à cet égard, de l’extérieur vers l’intérieur, d’une espèce de chronique de l’humanité faussement farfelue à cette façon de traquer un à un, patiemment, tous les organes du corps. Ça commence par une liste de morts célèbres (ces «illustres nécros à stocker» de ta crieuse de journaux) où se lit une équivalence absolue, du point de vue de ce qu’il en reste physiquement, entre Marguerite Duras, Barbara, Staline et Jésus. Ça se poursuit avec la vieille qui agite les spectres de Clovis et de Childebert, autre manière d’établir mine de rien le même genre de raccourci dans le tissu de l’Histoire et de souligner en douce l’éternité du rapport père-fils («Mon Dieu! C’est César!»). Et le Fils, pendant ce temps, armé de son feutre effaçable à sec, darde de mots le corps de son père, en imagine le parcours et en écoute l’écho, un peu à la façon d’un spéléologue à l’entrée d’une grotte. Ça me fascine décidément toujours autant, ces syllabes qui résonnent dans la cage thoracique et qui grimpent le long de l’œsophage, comme si elles suivaient pour les sonder les méandres d’un trajet compliqué sur une terre inconnue…
Le corps est en effet, dans ton texte, un pays à découvrir, un territoire menaçant (menacé) dont il faut apprendre à connaître la faune, les reliefs et la végétation, puisqu’il va s’agir de faire avec. Et ce pays imprévisible, c’est le Fils qui l’habite et qui est en quelque sorte, en retour, habité par lui : il fait le relevé systématique de ses places fortes et de ses points faibles comme à la veille d’un combat, parce que cet univers tour à tour allié et hostile se trouve à l’intérieur de sa propre enveloppe de chair, et que c’est donc en lui-même que la guerre va se dérouler. Je trouve très juste le recul progressif du père au profit de cette lutte qu’entame le fils, lequel nous assène sa maladie précisément au détour d’un récit sur le corps apathique de Papa Alzheimer dont même la mort n’advient pas (c’est terrifiant, ce : «Que quelque chose bouge… Que quelque chose bouge… Victoire. […] une cellule a bougé. Puis deux. Puis trois…»). Et la lutte en question a beau se donner des airs désinvoltes, voire désopilants si ça se trouve, elle n’en est pas moins poignante, bien sûr, de bout en bout. Quand Brutus (je l’ai dit!) peste contre sa grosse Bertha (dans ce passage amorcé par une boutade et qui tout de suite serre la gorge : «Tu n’as pas de tête pas de tronc pas de bras pas de jambes», etc.), c’est magnifique de le voir attaquer au moyen de ces armes-là. Car cette façon de revendiquer ses propres organes et viscères («Regarde. Il y a quelqu’un dans mon lit. C’est moi»), et donc d’affirmer qu’il existe toujours, produit du même souffle un autre effet tout aussi fort : l’interlocutrice qu’il se crée n’ayant rien, elle, d’humain ni de vivant, ni veine ni poumon ni chaleur ni compassion, le Fils est seul, fondamentalement, dans sa déroute.
Sur le plan littéraire, tu as su lier intimement les éléments de cette déroute. Les résonances sont nombreuses entre l’une ou l’autre zone de ton texte : structure en boucle, réutilisation de certains mots chargés de sens dans des contextes différents, images qui servent de lien entre deux scènes successives… Ton Brutus qui manie les mots et se demande s’ils parviennent à destination a de la graine d’écrivain, tu le lui diras de ma part! Le parcours est dessiné avec beaucoup de finesse depuis la scène de l’escalier, où Papa Alzheimer «règne en maître» devant son fils défait (au double sens du terme), jusqu’à la scène finale de la «victoire» exténuée de ce fils. Et j’aime bien, moi, la présence initiale de la crieuse de journaux. Pas seulement pour le contraste qu’elle crée avec ce qui suit, mais aussi à cause de son rôle symbolique lui-même. Une crieuse de journaux, c’est la voix publique, c’est le monde extérieur, et je trouve éloquent le fait de les retrouver à la fois à l’ouverture et à la clôture de ta pièce, lesquelles se répondent de la sorte d’une façon qui dépasse le clin d’œil. L’allusion au pape toujours vivant, c’est aussi la vie qui continue, le social qui encadre cette histoire privée, et c’est absolument dans la foulée du discours final de Papa Alzheimer quant aux traces qu’il laisse à la surface de la planète et qui vont fatalement finir par s’effacer.
En soi, du reste, la scène de la crieuse de journaux a un très beau mouvement : de la mort fictive du pape à la vie végétative du père, puis à la vie en quelque sorte en suspens du fils, elle contient toute ta pièce, elle en laisse entrevoir tous les gouffres sous ses airs mutins de canulars qui se succèdent. Les quelques phrases de la toute fin achèveront pour leur part de tourner la page, de rejeter cet épisode dans une sphère plus vaste où il va se dissoudre instantanément, ce qui répond également au désir de Brutus (ça vient, on s’y habitue) d’effacer cette aventure, «à sec», et de passer à autre chose («Monsieur qu’est-ce que vous faites là? Non. Vraiment ça ne me dit rien…»). Des correspondances intérieures, comme ça, il y en a partout dans ton texte, même dans d’infimes détails (fin de la Rupture 1, à l’hospice : «Va dans ta chambre!», lance la Vieille, apparemment incohérente, à Brutus, qui lui a dit quelque chose de semblable; Brutus se trouve illico allongé dans un cabinet médical pour le début de la Rupture 2), et ce sont ces correspondances qui le font résonner ainsi à chaque phrase.
Chacune est en effet chargée de sens, chacune fait écho à une autre image, à une autre formulation, à une question obsédante : il y a une densité, dans les répliques de Papa Alzheimer, qui est vraiment remarquable. L’exergue avait donné le ton à cet égard («maladie d’Alzheimer. Comment ça s’écrit?»), et cette polysémie se vérifie à chaque page, jusqu’au monologue de la fin et à cette déclaration magnifique, «je n’ai plus rien dans le ventre» : plus de tumeur, mais aussi plus de volonté, plus d’énergie, plus de combativité. La langue, nette, précise, rythmée, est d’ailleurs à ce point maîtrisée qu’on y entend tout de suite la reprise d’un leitmotiv, l’insistance sur un terme. En lisant par exemple, p. 39, «Il y a du monde à l’enterrement et les poignées du cercueil sont si belles», une autre phrase, similaire dans sa structure (p. 7 : «La sonde est en place et les jambe sont si maigres»), se superpose immédiatement à celle-là; et les deux concernent le corps du père, et on sent sans avoir besoin d’y songer que les deux émanent d’un état d’esprit semblable de la part du fils. Ton texte nomme les choses avec justesse, sans concession ni complaisance, avec partout cette sensibilité aiguë aux mots et à leur poids. Je pense entre autres aux connotations nombreuses du titre de la scène finale («Dernière minute») : il y en a partout, de ces bonheurs de formulation, et ce, sans que la langue ne soit pour autant mise de l’avant. Elle garde une netteté presque clinique par endroits; cette précision du scalpel qui ouvre la chair et expose avec exactitude ce qui s’agite dessous.
J’ai dit clinique, je ne veux pas dire froide. Il y a un vertige dans ces échos, dans ces retours de formules («Brutus? Un prénom qui me dit quelque chose mais que je m’empresse d’oublier», répète Papa Alzheimer au moment de sombrer), dans cet examen minutieux des mots et dans la mise en question, donc, de leur pouvoir de représentation du réel («pourquoi ne pas appeler son père mon fils et son fils monsieur?»). La déroute de Papa Alzheimer, elle se dit aussi beaucoup par là («Pomme cheval bataille…»), dans des suites de mots vidés de leurs références, et c’est au moment où l’énumération s’affole qu’on comprend, sans qu’il ne l’exprime, que le personnage perd pied («Jardin oreille camion sapin fromage orange tableau bateau… Au secours…»). L’ordre du monde dont parle Brutus au début dérape ainsi sans arrêt dans ces vocables qui s’entrechoquent, et j’aime beaucoup, pour cela, les épisodes avec la Vieille. Ce «Va dans ta chambre!» que je t’ai cité plus haut et qui se réalise presque dans le fantasme, cette spirale de références autour de Clovis, de Childebert, de Brutus et de César, cette conversation ultime avec Papa Alzheimer sur le Fils tour à tour mort et vivant, et qui ramène pêle-mêle toutes sortes d’éléments de leur histoire («Tu l’as tué. – Mais non. Il est tombé dans l’escalier»), tout ça a des allures à moitié cocasses, à moitié cauchemardesques, bref un ton mi-figue, mi-raisin, qui déséquilibre et qui inquiète, dérange.
Quoi d’autre? J’aime la théâtralité de cet univers intime, j’aime le sens du deuxième degré de papa Alzheimer quand il constate que «la médecine n’a pas d’humour» et qu’il cite le Docteur qui «finit par t’annoncer sans ménagement que le président de la République s’appelle Jacques Chirac», j’aime les Ruptures (la comédienne qui tiendra tous les rôles secondaires a intérêt à être sportive!), j’aime le statut un peu distancié des personnages, j’aime la familiarité de Brutus quand il s’adresse à son inévitable, salvatrice et encombrante grosse Bertha («Bon. Organisons-nous. Je m’appelle Brutus. Et toi tu dors de quel côté?»), j’aime la personnalité, qui n’en est pas une, de cette dernière. Enfin, j’aime beaucoup la question que Brutus pose à son père à la toute fin («Qu’y avait-il dans ton regard?»), et j’aime encore plus le fait que cette question demeure sans réponse...
(.../...) En tout cas, je trouve que tu as terminé ta pièce dans le souffle du début. Je me souviens de ton projet initial, bien cerné autour de la figure du père, mais où le fils était absent (et c’est beau, le mouvement par lequel il a fait irruption dans cet univers au point d’en devenir le sujet, puisque c’est lui qui y accomplit un trajet initiatique)...
(.../..) Ceci, tiens, pour finir, sur la «Dernière minute», ce monologue de Brutus qui fait le tour du champ de bataille, constate les dégâts et, priant pour que la végétation repousse, ramasse tous les fils (au sens de brins de tissu!) de la trame, les dénoue et les libère. Sa sortie avant que la pièce ne se termine, c’est du grand art. Un retrait ému qui est aussi une sorte de suprême politesse : après avoir livré son histoire, sa tâche terminée, il laisse le monde en disposer. Et s’en va, lui, reconstruire ailleurs...
Diane Pavlovic, directrice de la section "Ecriture" à l'Ecole Nationale de Théâtre de Montréal