luc tartar
Théâtre d'Arras, janvier-mars 2001 (2001)
Chronique d'une résidence d'écriture
mise à jour:
L’association de lycéens à mon travail d’auteur.
« En résidence au Théâtre d’Arras, je travaille sur le thème de la guerre — thème qui me taraude depuis longtemps — et je m’inspire plus précisément de la Grande Guerre. »
Arras, ville bombardée, distante du front d’une dizaine de kilomètres, est entourée de cimetières militaires et certains champs de bataille sont devenus lieux de souvenir. La crête de Vimy a vu s’affronter l’armée allemande et l’armée canadienne. L’endroit est chargé en émotions et j’y ai des souvenirs d’enfant (je suis originaire de la région) : je me souviens avoir couru avec mes cousins dans les tranchées reconstituées, comme tous les gosses des alentours.
 
Ma pièce ne sera ni historique, ni régionaliste. Mes personnages seront jeunes, des adolescents à peine sortis de l’enfance, comme ceux qu’on envoyait parfois au front.
 
Je propose à Max Gaillard, directeur du Théâtre, de rencontrer régulièrement au cours de la résidence une classe de lycéens, afin d’échanger avec eux sur mon travail d’auteur.
Des rencontres régulières avec des lycéens :
 
Les objectifs sont nombreux :
- Intéresser des lycéens à un travail d’auteur dramatique, travail par essence solitaire et mystérieux.
- Echanger sur l’écriture, sur le théâtre contemporain, sur l’Histoire.
- Baliser et concrétiser le temps de l’écriture aux yeux du public (cette expérience a été relatée dans la presse locale).
 
Et, pour l’auteur que je suis :
 - Ancrer mon écriture dans le présent, la mettre en perspective et en danger (les lycéens ont l’âge de mes personnages).
 
Le projet est soumis à une enseignante du lycée Gambetta à Arras, Maïe Lefebvre, qui nous propose pour ce travail atypique l’une de ses classes de seconde. Un planning est mis en place et nous convenons d’une heure de rencontre tous les dix jours pendant trois mois.
 
Auprès des lycéens, je prends deux engagements :
- Je lirai à chaque séance un extrait du texte, en l’état, ce qui leur donnera un aperçu de l’évolution de mon travail.
- Ils prendront en charge, sous ma direction, la lecture publique finale au Théâtre d’Arras.
 
Echanges tous azimuts :
Lors des premières séances, je replace ma résidence d’écriture dans son contexte. Je présente mon association avec le Théâtre d’Arras, et avec les lycéens, nous tentons de définir les termes de « résidence », « auteur dramatique », « théâtre contemporain ». Je leur parle brièvement de mon parcours et je leur explique mon projet : écrire sur la guerre.
Nous parlons beaucoup de la guerre, de l’Histoire, des marques qu’elle a laissées dans la région. Des anecdotes ou des souvenirs familiaux sont racontés par les uns et par les autres. Nous évoquons Vimy, les trous d’obus, la vie dans les tranchées, le jeune âge des soldats... Je sens poindre chez certains d’entre eux un intérêt, une prise de conscience.
Je sélectionne quelques lettres de poilus dans l’ouvrage « Paroles de poilus, lettres et carnets du front » — Librio, et nous les lisons et commentons ensemble. Quelques textes font état des soldats qui ont été fusillés pour avoir reculé devant l’ennemi.
Le moment est alors venu pour moi de leur parler plus en détail de la pièce que j’ai en tête, du titre, de la trame de l’histoire, des personnages…

Estafette :

Au front, trois soldats se lient d’amitié. L’un d’eux, Gus, est condamné à mort par l’état-major pour avoir reculé devant l’ennemi. Toinou, estafette de la compagnie, et Jacquot, responsable de l’élevage des pigeons militaires, vont tout faire pour essayer de le sauver…
D’emblée, les lycéens s’emparent de la pièce : le titre, les prénoms des personnages, leurs fonctions militaires (estafette, fantassin…), tout est l’objet de commentaires, souvent pertinents. On souligne le lien avec une tradition populaire du Nord de la France, les pigeons voyageurs. Des questions fusent : pourquoi pas de membre de l’état-major parmi les personnages ? Pourquoi pas de femme ? Je leur explique que j’ai effectivement besoin d’un personnage féminin et je leur retourne la question en leur demandant qui il pourrait être. Les idées ne manquent pas (femme, mère, fille, infirmière…). Je leur parle de Rose, couturière de la ville voisine, qui est le personnage que j’ai choisi, et je leur explique les raisons de mon choix.
Imperceptiblement, et de façon très concrète, presque ludique, c’est bien de dramaturgie dont il est question à chacune de nos séances… Ces échanges, très libres, me sont précieux car ils m’obligent à formuler mes doutes, mes questions et à clarifier mes choix. Je n’ai pas l’impression d’écrire sous leur regard, mais de partager l’écriture avec eux.
Dès lors, il me semble tout naturel d’aller au bout de l’aventure et de leur confier le texte pour la lecture publique finale. C’est le travail des dernières séances.
 
Lecture publique au Théâtre d’Arras, 6 avril 2001 :
Ce n’est pas facile car il faut  « tordre » le texte, à peine né, de façon à ce que tous puissent participer à la lecture, ce à quoi je tiens. Mais quel luxe, pour l’auteur que je suis, d’entendre mon texte (et de le tester !) de façon quasi immédiate. On devrait toujours pouvoir travailler comme ça, en liaison avec une classe, un groupe, une compagnie…
Ils sont une vingtaine, il y a quatre personnages. Qu’importe, nous ferons un travail de Chœur. Tous sont distribués en fonction de leurs envies et plusieurs lycéens lisent le même personnage (parfois à l’intérieur d’une même scène). La distribution se fait comme par enchantement, chacun a une idée très précise de ce qu’il veut lire et défendre.
J’ai la sensation que le texte, déjà, ne m’appartient plus. C’est finalement le plus beau des cadeaux.
Au Théâtre d’Arras, le 6 avril 2001, derrière quatre pupitres aux noms des personnages, ce sont les voix de Gus, Toinou, Jacquot et Rose qui passent la rampe. La lecture est émouvante. Parce que c’est la première lecture publique de ce texte, mais surtout parce que les lecteurs, qui ont l’âge des personnages, prennent le temps.