luc tartar
Voix d'eaux (2009)
Lansman Editeur
mise à jour:

Voix d'eaux est une commande du Groupe Teknè (Thomas Gennari)

Quatre personnages dans un monde sans eau survivent en remontant le temps jusqu'à aujourd'hui : la crise, Miss Endive, les immigrés et pourquoi pas Jeanne d'Arc, un soldat allemand... et une voiture qui se noie dans le canal, car alors il y avait de l'eau !


Extrait :

2060, une file d’attente devant un robinet.

- son verre sous le robinet : Un deux trois…

- avec son gant de toilette : Vous en avez pour longtemps ?

- C’est mon médicament.

- Dépêchez-vous.

- Chacun son tour. Un deux…

- Vous gâchez mon vieux ! Si à chaque fois vous jetez l’eau…

- Quelle eau ? Y’a pas d’eau !

- Alors dégagez.

- Hein ?

- Activez ! On est à sec ! Vous voyez pas la queue ? Regardez tous ces gens. Celui-ci avec son bocal l’autre avec sa brosse à dents ici un vase là une bouteille et ça qu’est-ce que c’est ?

- Le radiateur de ma voiture.

- La gamelle de mon chien.

- La casserole pour mes pâtes.

- Le réservoir pour mon hamster.

- Mon panaris.

- Mon canari.

- Mon panaris.

- Il faut de l’eau pour ça ?

- Il faut de l’eau pour tout.

- Pour mes dents.

- Pour mon blé.

- Mon cassoulet.

- Pour mes vaches.

- Pour mon Pastis.

- Pour ma croisière.

- Et vous c’est quoi ?

- Mon timbre. Pas de salive.

- C’est à pleurer.

- Ah bon ? Des larmes vous en avez vous ?

L’homme à la pelle : STOP !

- Qu’est-ce que c’est ?

- C’est rien. C’est l’employé communal.

- Tais-toi et creuse !

- Continuons.

L’homme à la pelle : Je creuse. Comme mon père. Et son père avant lui. Ici on creuse de père en fils. Depuis la nuit des temps. On sait même plus ce qu’on cherche. Un jour sans doute quelqu’un nous a dit Creuse. Et depuis ce temps-là on creuse. Mais quant à savoir ce qu’on cherche… Probablement quelque chose qu’on n’a pas mais ça nous avance pas… ici on n’a rien. On manque de tout. Bon on n’a pas d’eau c’est sûr et bien sûr on cherche de l’eau mais on n’a pas de sucre non plus et si ça se trouve on cherche aussi du sucre. On n’a pas de sel on n’a pas de légumes on n’a pas de fruits et bien sûr on n’a pas d’argent. On n’a plus rien. Que du lait et du beurre. Vive les vaches. Et un peu de viande quand dans un troupeau y’en a une qui s’écroule. L’eau on sait même plus à quoi ça ressemble. Il paraît que dans le temps elle tombait du ciel. Oh ça remonte ! Du temps où l’eau courait partout dans les rues dans les jardins de la boue et parfois même dans les maisons… on faisait tout dans la boue l’amour la guerre… des tranchées dans la terre des soldats comme des rats… des morts en pagaille et plus de voix pour les dire… Je le tiens d’un petit carnet que j’ai trouvé en creusant. Il sort un petit carnet de sa poche, lit.     « Hier soir des morts comme s’il en pleuvait. Et ce matin plus rien dans la tranchée. L’eau a tout emporté les cadavres les vivres… J’ai soif mais où trouver de l’eau ? Le ciel est vide. Quand il pleut des morts il peut pas pleuvoir de l’eau. » Il referme son carnet. Voilà. Et depuis on cherche. Les corps des disparus et le sens de tout ça. On a ouvert la terre et on a fait une belle bêtise. L’eau a filé dedans. Et avec elle des paysages entiers et toute notre mémoire. On se souvient plus de rien. On se souvient plus de la tête des pommes de terre ni du goût des poireaux. On se souvient que d’une chose c’est que pour l’eau il fallait un contenant. Elle pouvait pas tenir toute seule comme ça dans l’air. L’eau c’était pas du vent. Il fallait un contenant. Alors ici on s’organise. Chaque soir on se réunit au coucher du soleil on appelle l’eau et on lui présente nos excuses. Avec quelques contenants. Des fois qu’elle voudrait se mettre dedans…

- Assez parlé. Creuse !

L’homme à la pelle : De l’eau !

- De l’eau ?

Homme à la pelle
Homme à la peine
Dis-nous ce que tu vois

Qu’as-tu trouvé dans ta rigole
Dans ton tuyau ton caniveau
Qu’as-tu trouvé pas du pétrole
Un gros geyser un filet d’eau

Homme à la pelle
Homme à la peine
Nous sommes tous en émoi

Une rivière ou une mare
Petit ruisseau ou les Grands Lacs
Dis-le-nous vite qu’on se marre
Qu’on appose ici une plaque

Homme à la pelle
Homme à la peine
Dis-nous ce que tu vois

Des trombes d’eau des affluents
La mer du Nord ou la Garonne
Peut-être même un océan
Le Pacifique elle est bien bonne

Homme à la pelle
Homme à la peine
Tu peux creuser ma foi

De jour de nuit c’est ton métier
Ton gagne-pain ton passe-temps
Tu peux creuser comme un ratier
L’eau est aux abonnés absents

L’homme à la pelle : Raillez ! De l’eau ! Des radeaux !

- Des radeaux ?

L’homme à la pelle : Je vois de l’eau des paysages un pont un canal des bateaux un homme suspendu dans le vide un abbé un sous-préfet un soldat à moto des pêcheurs un tonton qui fait peur la fantôme cette drôle de chose jetée à l’eau une force qui attire un chien deux chiens de la boue des poubelles des vagues des allemands des anglais des barques des immigrés…

- La mémoire ! Il a retrouvé notre mémoire !


+  La mise en scène de Thomas Gennari