Je les vois sur mes écrans. Depuis plusieurs années. Des vivants fuyant la guerre, la misère, les régimes autoritaires ou les tremblements de terre. Je les vois à la télé se jetant sur des rafiots, se fracassant contre les grilles des ports, montant clandestinement dans des camions. Aujourd’hui je les croise au bord des routes, dans le métro, dans les trains. Des vivants de tous les âges. Beaucoup de jeunes. Qu’est-ce que je ferais, moi, à leur place ?

C’est en superposant par hasard il y a quelques années sur mon ordinateur la carte des migrations et celle du parcours de l’Orient-Express que la fracture de l’Europe m’a sauté aux yeux : une déchirure orientée Sud-Est/Nord-Ouest, où se jouent les craquements entre Orient et Occident, entre pauvreté et richesse, entre guerre et paix.

Les migrants traversent en effet l’Europe en empruntant une diagonale qui est à rebours du parcours de l’Orient-Express, ce train de luxe qu’on restaure et réhabilite et qui offre sur un plateau à nos imaginaires d’occidentaux le Moyen-Orient, l’Asie, et toute la mythologie de l’évasion et des voyages. D’un côté la course effrénée vers Londres, Eldorado pour des populations qui jouent leur vie, de l’autre, des étapes de voyage mythiques, auréolées de littérature et de cinéma : Londres, Calais, Paris, Vienne, Budapest… Istanbul.

J’ai choisi d’interroger cette fracture au coeur de l'Europe en imaginant la rencontre à bord d’un Orient-Express nouvelle version d’une jeune calaisienne et d’un jeune kurde que tout sépare, hormis les aspirations de leur âge… Elle s’appelle Alix, habite avec son père à Calais, il s’appelle Agir et vient de loin pour rejoindre son oncle à Londres. Ils vont se découvrir, s’aimer et chercher à échapper ensemble au destin.

L’écriture s’est déroulée selon un procédé particulier. Sur proposition d’Agnès Renaud et de sa compagnie L’esprit de la Forge, j’ai écrit en « résidence d’écriture » sur une plateforme collaborative, Open Digital Education, en lien avec des élèves de collèges et de lycées des Hauts de France, du lycée français d’Athènes et du lycée français de Bucarest. J’ai livré les scènes au fur et à mesure de leur écriture, suscitant un dialogue avec les élèves autour de la thématique, de la dramaturgie, de l’écriture, des personnages.

La pièce porte en elle le chaos du monde et la trace de la crise que nous sommes en train de traverser et qui est sans précédent. Je laisse le mot de la fin à Alix, jeune héroïne qui prend le monde d’après à bras-le-corps : « Je pense à tout ce qu’on va faire demain. Je pense au monde qu’on va construire. Aux choses qui vont changer. Je pense à l’avenir. Aux combats à mener… »

Alix : Je sais que tu veux partir.

Agir : Pas toi ?

Alix : Non. Pour aller où ?

Agir : En Angleterre. J’ai un oncle là-bas. Viens avec moi.

Alix : Joli tambour ma vie est ici.

Agir : Tu es heureuse ?

Alix : Je crois.

Agir : Tu n’es pas sûre. Temps. Qu’est-ce que tu fais ici ?

Alix : Je fais partie d’une association.

Agir : Qu’est-ce que c’est ?

Alix : Des gens qui se réunissent pour aider les autres. Chaque midi entre les cours je viens ici. Je distribue des repas.

Agir : Je savais bien que tu allais m’aider.

Temps.

Alix : Et toi qu’est-ce que tu as dans ton sac ?

Il déballe son sac, accroche au grillage les objets qu’il contient.

Agir : Voilà. C’est moi. Chaque midi quand tu viendras tu diras il est passé par ici. Il y a laissé un peu de lui-même.